10. Ouvre la porte du passé
La vitesse prend possession du véhicule. Les sirènes retentissent. Le monde s'affole autour de moi. L'odeur des désinfectants me prend au nez. Je sens la main de Shaolan devenir de plus en plus froide contre ma joue. J'ai peur. Je pleure. Mes sanglots ne peuvent s'arrêter. Cela embête les infirmiers ; je m'en aperçois.
On m'écarte me mettant dans un coin de l'ambulance. J'assiste impuissante à la douleur de mon aimé. Réanimé grâce aux soins de premiers secours, Shaolan tremble ; il halète ; il souffre sans parvenir à reprendre connaissance. Je ne peux rien faire. Je me concentre sur sa main pour mieux me calmer. Si je panique maintenant, mon aimé n'aura pas le soutien souhaité au moment voulu ; je dois rester forte. Je caresse tendrement ses doigts fins de musiciens, les réchauffe, les embrasse.
Nous arrivons enfin à l'hôpital de Tokyo, un grand bâtiment blanc qui me rappelle la mort. Mes yeux se voilent tandis que l'on me sépare de mon bien-ailé. Il doit passer plusieurs examens importants ; les visiteurs ne peuvent y assister ; si je le désire, je peux appeler quelqu'un. L'ambulancier attrape ma main dénuée de vie et y dépose quelques yens. Je le regarde partir sans le voir.
Le métal caresse étrangement ma peau. Je n'avais jamais réalisé à quel point c'est froid l'argent et sans espoir. Je joue rêveuse avec les pièces sans quitter des yeux la porte à double battant derrière laquelle Shaolan a disparu souffrant. Finalement, je me décide. Mon corps n'a jamais pesé aussi lourd.
Les pièces descendent au fond des entrailles de l'appareil dans un cliquetis lugubre. Tout sonne faux en cette minute : la sonnerie du téléphone, le bruit étouffé annonçant que l'on décroche, la voix qui m'interpelle et même ma propre voix.
-Tomoyo ? J'ai besoin de toi...
§§§§
Assise sur une chaise orange parfaitement ridicule, j'enfouis mon visage dans mes mains. Mes coudes rentrent dans la chair de mes cuisses causant un petit pincement douloureux pourtant je ne réagis pas. J'attends. Quoi au juste ? Un signe de Dieu, de l'aide, un miracle, quelque chose dans ce genre-là.
Des talons hauts produisent un son aigu dans le corridor. Je reconnais ce petit pas calculé. Je n'ai pas besoin de lever la tête pour savoir que ma meilleure se tient devant moi l'air dépité et condescendante. Sans dire un mot, elle pose une main réconfortante sur mon épaule. J'allais relever la tête lorsque des pas plus forts retentirent près de nous.
-C'est vous, n'est-ce pas ? Vous, la cause des problèmes de mon maître ! rugit une voix grave en ma direction.
-Eriol, s'interpose Tomoyo, je t'en prie...
-Non ! Elle a fait assez de mal comme cela. Depuis le début, elle sabote le destin parfait de maître Li. Je t'interdis de la protéger davantage, ma douce.
Stop ! Pause ! J'ai besoin d'une pause. Dans quelle dimension ai-je basculée ? Voyons si j'ai bien compris ces quelques paroles. Shaolan est le maître de ce gringalet d'Eriol ; il serait riche ou un truc du genre ? Ensuite, je suis là depuis le début mais le début de quoi. Qu'ai-je fait de mal ? Pour finir le plus important, Eriol et Tomoyo seraient... amoureux ?
-Arrêtez de parler comme si je n'existais pas ! crie-je en rage. Je ne comprends rien. Tomoyo ! Etais-tu au courant de quelque chose ?
Le silence. Ce silence déjà trop pesant est lourd de signification. Véritablement haineux, Eriol me dévisage tandis que ma meilleure amie me fuit. Je ne supporte plus cette tension. Je vais en égorger un, je le sens.
-Monsieur Li est hors de danger. Il est installé dans une chambre à l'étage. Vous pouvez le voir si vous le désirez, nous interrompt miraculeusement une infirmière des urgences.
Sans consulter les deux autres, je file à l'endroit indiqué. Impatiente, je débouche dans la pièce comme si c'était la dernière que j'aurais à faire dans mon existence. Je m'immobilise face au lit. Face à moi, Shaolan est couché dans un lit au blanc immaculé, perforé aux bras par des tuyaux immondes. Il a l'air extrêmement fatigué. Le couple s'est immobilisé également derrière moi constatant la même chose : Shaolan ne va pas bien du tout.
Malgré tout, il sourit de son air suffisant et me tend la main. Ce sourire ne me gêne plus. Je m'accroche à ces doigts qui m'ont tant manqués ; je les embrasse aussitôt les avoir effleurés et m'assieds à une chaise à côté de lui. Nous nous contemplons, Shaolan et moi ; j'y décèle de la tendresse qui m'était jusqu'à présent cachée. Je caresse de plus belle sa main dans un geste de réconfort. Les mots sont inutiles en de pareilles occasions.
-Maître Li... tente Eriol.
Aussitôt mon bien-aimé lève un doigt sur ses lèvres en signe de silence.
-Plus tard, dit-il dans une voix rauque que je ne luis connaissais pas (sans doute à cause de l'intubation de toute à l'heure). Je dois en premier abord discuter avec ma tendre Sakura.
-Mais...
Shaolan le foudroie d'un regard glacial et implacable. Ce n'était pas une requête mais un ordre. Eriol prend possession des épaules de ma meilleure amie puis quitte respectueusement la pièce. Nous restons un long moment sans parler. J'ai tant de choses à lui que j'ignore par quoi commencer ; tout se bouscule dans ma pauvre tête.
-Pourquoi es-tu restée ? murmure-t-il faiblement sans détourner son regard tendre.
-Hein ?
-Tu ne m'aimes pas. Tu ne nous considères pas comme un couple. Tu joues avec moi alors pourquoi te préoccuper d'un mec d'un soir.
-Non, c'est faux...
A cet instant précis, je réalise à quel point j'ai été bête. Lui aussi, il avait peur à cause de mon attitude. Le premier soir, c'est moi qui, la première, ai voulu m'enfuir. J'ai toujours eu des mots blessants envers lui à cause de ma propre douleur. Nous n'avons jamais discuté ensemble de peur d'être rejeté. Toute notre relation n'était qu'un mal entendu. Je me suis basée direct sur sa réputation sans lui donner la moindre chance. Aujourd'hui, cela va être différent.
-Shaolan, ma gorge se noue, je t'aime. Depuis ce premier matin dans ta chambre, j'ai su que je n'appartenais qu'à toi.
Je serre sa main plus fort contre moi, anxieuse de sa réponse. Ses pupilles ambrées sont largement découvertes suite à son grand étonnement. Petit à petit que sa surprise disparaît, un sourire tendre que je vois pour la première fois prend possession de ses lèvres incroyablement tentatrices. M'invitant d'un battement de cils, je succombe à mon envie pour lui offrir un de mes plus doux baisers qui est immédiatement rendu avec la même douceur. Il chuchote alors dans mon oreille :
-Je t'aime, Sakura. J'ai su que tu étais faite pour moi dès que j'ai vu tes grands yeux verts rieurs. C'était il y a si longtemps. J'ai peur que le temps me manque à présent.
-C'est ton c½ur ? dis-je tremblante en reprenant ma place sans lâcher sa main.
Il secoue la tête positivement. Je soupire d'effroi. Je refuse de le perdre maintenant. Nous avons encore tant de choses à partager.
-Explique-moi, mon amour. Je ne comprends pas. Pour moi, je ne te connais que depuis un an.
-Je m'en doute : tu étais si petite à l'époque. Ca a commencé ici, à l'hôpital de Tokyo ; il y a 19 ans.
§§§§
J'avais sept ans à l'époque. Mon c½ur me causait d'énorme problème. Je devenais bleu à cause d'un manque d'oxygène. J'avais besoin d'une opération pour agrandir mes artères mal formées afin de réguler ma circulation sanguine. Ma mère avait employé tous les moyens possibles en ce monde pour me sauver la vie. Ayant eu vent de la réputation des chirurgiens de Tokyo, elle m'a amené ici pour cette opération capitale. Elle avait tout minutieusement préparé, les moindres détails ; rien, absolument rien, n'avait été laissé au hasard. Rien, sauf une chose : moi.
Je dois avouer que j'avais peur. M'imaginer seul aux mains d'étrangers pour m'ouvrir la poitrine ne me réjouissait pas. Dès la première occasion, je me suis enfoui. Bien vite poursuivi par mes gardes du corps, je me suis caché dans une petite chambre modeste de l'hôpital. Je n'aurais jamais cru y trouver un tel trésor.
Assise dans un lit, une femme aux longs cheveux violets ondulés m'observait de ces magnifiques yeux émeraude. Elle était magnifique mais maigre et fatiguée. Une chose plus magnifique encore était couché sur ses genoux s'accrochant de toutes ses forces à ses longs cheveux : une petite fille au même regard sublime.
C'était toi, Sakura. Tu avais à peine trois ans à l'époque où ta mère était hospitalisée pour son cancer. Elle était en phase terminale lors de notre rencontre. Apeurée à l'idée de la perdre, tu ne la lâchais pas une seconde. Tu as ouvert tes grands yeux de surprise mais tu souriais joyeusement comme si le monde était féerique.
-Que fais-tu ici, petit garçon ? m'a demandé doucement ta mère, Nadeshiko.
Je n'arrivais pas à parler face à cette double vision angélique. Je balbutiais ; je montrais la porte du doigt en me retournant nerveusement ; finalement je me suis mis à pleurer doucement en baissant la tête. Les mots de ma mère m'ont hanté : « Un Li ne montre jamais ses larmes. »
Soudain, un ½illet est venu frotter le bout de mon nez. Tu t'étais levée pour prendre une fleur et me l'offrir. Le soleil frappait tes cheveux miel plus courts à l'époque pour te fabriquer une auréole. J'ai cessé de pleurer ; je me suis fait une promesse : je voulais te protéger toute ma vie. Tu as pris doucement ma main m'attirant vers le lit. Nous nous sommes installés de part et d'autre de ta mère en nous couchant sur le lit. Nadeshiko avait un posé chacun de ses bras sur nos épaules nous serrant contre elle. Elle nous a raconté une histoire pour me calmer.
J'ai fini par expliquer la raison de ma fuite et ma peur. Même si je survivais à cette opération, pour qui, pour quoi aurais-je vécu ? Ma mère s'intéressait à moi parce que je n'étais que le seul garçon donc héritier de son empire. Je ne voulais pas de ce destin si parfait.
-Vis pour moi ! as-tu dit de ta voix cristalline en toute innocence.
Tu ne comprenais pas ce que tu me demandais à cette époque. Mais j'ai tout de suite succombé : tu es depuis ce jour mon unique raison de vivre. Je suis parti au bloc opératoire ; cependant, quand je suis revenu, ta mère avait succombé à son mal et tu avis disparu.
J'ai su bien plus tard quel était ton nom. Après tout ce temps, je te retrouve enfin. J'obtiens enfin ton amour tant désiré. Sais-tu que j'ai fui ma famille et mon rang pour te retrouver. J'ai fais Harvard en Amérique et me voilà roturier. Tout ça pour un regard innocent de trois ans. Tu m'as hanté tout ce temps. A ce moment décisif de ma vie, tu es sans doute présente dans mon existence trop tard...
§§§§
Shaolan s'est tu. J'ai envie de pleurer. J'ai toujours cru que cette rencontre était un rêve d'enfant. J'en ai de vagues souvenirs mais pas aussi précis que les siens. Pourquoi serait-ce trop tard ? Je suis là ! A ses côtés ! Je ne le quitterai plus de toute ma vie.
-Non ! Il n'est pas trop tard. Je suis là... je bégaye.
-Si ! Cette journée en est la preuve. Ma tendre Sakura, écoute bien ceci : l'opération de mes sept ans n'était pas suffisante et aussi efficace que celles de maintenant. L'état de mon c½ur a empiré. Je dois subir une nouvelle opération sinon je vais mourir. Le problème, c'est que je ne suis pas sûr de pouvoir survivre à cette opération, termite-t-il plus froidement en baissant les yeux.
-Shaolan ! Vis pour moi ! Pour notre amour ! Je veux fonder une famille et porter tes enfants ! Tu n'as pas le droit de me laisser maintenant ! Sinon, pour qui continuerais-je à vivre ? dis-je avec une détermination peu convaincante.
Mon aimé n'a pas le temps de répondre que le corps médical me donne l'ordre de le laisser se reposer. Je pars à regret avec un dernier regard suppliant en sa direction. Je reviendrai demain.
§§§§
Le lendemain, sa chambre était vide. Eriol et lui avaient disparu dans la nuit discrètement. Je ne connais toujours pas le mystérieux lien qui les unit. Je garde tout de même le sourire. Shaolan va revenir bientôt.
Sur la commode du lit d'hôpital, il y avait un mot :
« Je vais revenir pour t'offrir le monde féerique que tu mérites.
Signé : Shaolan. »
Je vais attendre mon âme s½ur. Je vais réaliser mon rêve pour une personne de plus. Façonnons le monde de nos mains pour un avenir meilleur. Shaolan, ma main, mes bras, mon âme, mon c½ur, tout mon être t'est ouvert et n'attend que ta douce chaleur. Reviens prendre possession de mes lèvres !
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